Maintien du contrat pour cause de dépendance technologique

Contrats de l'entreprise Droit du numérique
illustration_dépendance_tehnologique.jpg

En l’absence de consentement entre les partenaires commerciaux sur la rupture contractuelle et ses conséquences, le juge peut intervenir afin d’atténuer les conséquences dommageables qu’engendrait la rupture dans une situation dépendance technologique d’une partie envers l’autre.

Après vingt-deux ans de relations d’affaires, une société éditrice de logiciels mainframe (l’éditeur) entend mettre un terme au contrat de licence conclu avec une société de services informatiques et d’infogérance (sa cliente) à qui elle loue des logiciels spécifiques pour les besoins de son activité. Le contrat conclu le 31 décembre 2007 est reconduit jusqu’au 23 mai 2023.

Suite à de nombreux retards de paiement, et faute d’accord par résolution amiable, l’éditeur use de la faculté de résiliation unilatérale par anticipation du contrat offerte par l’article 1226 du code civil, en accordant un délai de préavis d’un an à sa cocontractante. 

Considérant la résiliation du contrat illicite et constitutive d’un « dommage imminent », la cliente assigne en référé l’éditeur devant le tribunal de commerce de Paris afin de voir ordonner la poursuite de l’exécution du contrat jusqu’à son terme initialement fixé au 23 mai 2023.

Déboutée par décision du 15 janvier 2021, la cliente interjette appel devant la Cour d’appel de Paris.

Le 31 mars 2021, la Cour d’appel de Paris infirme l’ordonnance et ordonne à titre de mesure conservatoire la poursuite de l’exécution du contrat de licence jusqu’au 20 juin 2021 en raison du dommage imminent que constituerait une résiliation du contrat pour la cliente.

En l’espèce, c’est l’existence d’un « dommage imminent » c’est-à-dire un dommage qui n’est pas encore réalisé mais qui se produirait sûrement si la situation présente devait se perpétuer, qui justifie que soit prononcée la mesure conservatoire pour assurer la continuité du contrat.

En effet, le remplacement des logiciels spécifiques mainframe de l’éditeur par des logiciels remplaçant est long complexe, long et couteux pour la cliente. Ainsi, le préavis d’un an pour procéder à un changement de partenaire commercial et au transfert des logiciels était insuffisant et justifiait la prolongation du contrat pour une durée déterminée.

Au regard des éléments de l’espèce, force est de constater que le dommage imminent est caractérisé par la dépendance technologique qui se serait consolidée entre les parties au fils des années. La spécificité des logiciels en jeu renforce cette dépendance. Ce sont donc les conséquences économiques résultant de cette dépendance technologique en cas de rupture des relations commerciales que le juge entend limiter.

S’il est commun pour un demandeur de solliciter de la part du juge la suspension de l’exécution de ses obligations contractuelles quand survient un différend contractuel, celui-ci peut également prononcer la poursuite d’exécution des obligations, c’est-à -dire prolonger le contrat en faveur du demandeur en attendant que celui-ci trouve une solution de remplacement satisfaisante.

Puis, cette décision apporte des précisions quant au contenu du « dommage imminent » en matière de relations entre cocontractants dépendants en matière de nouvelles technologies. En effet, l’apport de cette décision réside dans les précisions apportées quant aux éléments pouvant être pris en compte par le juge pour caractériser le dommage imminent. Ainsi, les circonstances de la relation commerciale (durée, état de dépendance) et la spécificité de l’objet du contrat (nature de la licence, spécificité du produit) sont autant d’indices permettant au juge de caractériser le dommage imminent et de déterminer la mesure conservatoire à adopter.

Bien qu’il ne soit pas fait mention du dispositif visant à lutter contre les « ruptures brutales des relations commerciales établies» (L. 442-6 C. Com.) il ne fait nul doute que la juridiction commerciale s’est imprégnée de l’esprit des dispositifs de lutte contre les pratiques restrictives de concurrence lors du rendu de cette décision. Initialement consacrée pour protéger les fournisseurs contre les déréférencements abusifs des distributeurs car assortis de préavis brefs ou inexistants, empêchant parfois toute reconversion, le champs d’application de ce dispositif a été étendu à l’ensemble des litiges commerciaux en matière de terminaison de contrat. On pourrait donc voir ici une protection contre la rupture brutale d’une relation commerciale établie entre un éditeur détenteur de logiciels spécifiques, et un licencié qui lui est dépendant technologiquement.

Chaque éditeur doit être conscient des risques liés à une rupture brutale ou rapide d’un contrat. Il peut être contraint en justice à maintenir le contrat dont il souhaitait justement se défaire, en dépit de l’existence d’une clause résolutoire ou de la faculté de résiliation unilatérale offerte par le code civil.

Celui-ci doit également mesurer les risques liés à une tentative de résiliation unilatérale du contrat en étant d’autant plus vigilant quant aux circonstances entourant le contrat.

Il s’agit d’être vigilant et de tenir compte du degré de dépendance technologique du client vis à vis des produits de l'éditeur afin d'organiser convenablement la transition en lui accordant un préavis suffisant qui lui permet de basculer sans risque vers une solution alternative. Plus le lien est ancien et important, plus la dépendance est forte.

Cette situation doit être anticipée au moyen d'une clause de réversibilité dans les contrats clients (contrat de licence ou de fourniture de solutions Saas, par exemple). 

Apolline BERNARD